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20. Géopolitique des sables bitumineux

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Le Quotidien d'Oran, mercredi 20 mai 2008
Akram Belkaïd, Paris



Alors que les cours du pétrole se dirigent tranquillement vers les 150 dollars, une information à propos d’une nouvelle découverte de la compagnie pétrolière Eni est presque passée inaperçue. En début de semaine dernière, la « major » italienne a annoncé avoir découvert un gisement de sables bitumineux en République du Congo. Montant estimé des réserves : 7 milliards de barils dont l’exploitation pourrait débuter en 2011. Il fut un temps où ce type d’annonce n’aurait présenté aucun intérêt mais, aujourd’hui, les sables bitumineux font l’objet d’une véritable course de vitesse à l’échelle mondiale.

Commençons par expliquer de quoi il s’agit. En matière de pétrole, on peut distinguer le brut conventionnel et le non-conventionnel. Dans le premier cas, il s’agit du pétrole habituel que l’on peut exploiter normalement d’un bout à l’autre de la planète. Inutile de rappeler que dans cette catégorie, les pays du Golfe, et de façon plus générale ceux de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), tiennent le haut du pavé en matière de réserves prouvées.

Le Canada et le Venezuela, géants du brut non-conventionnel

A l’inverse, le pétrole non-conventionnel nécessite des technologies d’extraction et de raffinage plus coûteuses. Et ce n’est que parce que le baril de pétrole est actuellement à 130 dollars qu’il est rentable d’exploiter ce type d’hydrocarbures. Dans le cas des sables bitumineux, il s’agit d’un pétrole quasiment solide qu’il est nécessaire de liquéfier pour pouvoir le transporter et le raffiner. La problématique est identique pour le pétrole ultra-lourd qu’il faut aussi fluidifier avant de l’exploiter.

Ce qu’il y a d’intéressant avec ces pétroles non-conventionnels, c’est que leur géopolitique diffère totalement de celle des hydrocarbures classiques. En matière de sables bitumineux et de pétrole ultra-lourd, les pays de l’Opep sont loin derrière puisque le Canada et le Venezuela détiennent à eux seuls la moitié des réserves avec respectivement 269 et 179 milliards de barils. Alors que les Etats-Unis possèdent 37 milliards de barils de réserves de brut non-conventionnel, l’Arabie Saoudite (qui possède un cinquième des réserves mondiales d’or noir classique) n’en compte que 5 milliards de barils contre 3 milliards au Koweït et 4 milliards pour l’Iran.

Cette répartition géographique d’une toute autre nature, explique pourquoi les Etats-Unis sont très attentifs à l’évolution technologique en matière d’exploitation des sables bitumineux. Pour l’administration américaine, les gisements de l’Alberta au Canada sont la garantie que, demain, leur économie aura les moyens d’échapper à l’influence des pays membres de l’Opep, Arabie Saoudite en tête. En résumé, les sables bitumineux canadiens sont, pour Washington, un atout dans la perspective de l’épuisement annoncé des ressources pétrolières conventionnelles.

Un coût terrible pour l’environnement

Le problème, pour le Canada (et les Etats-Unis), c’est que l’exploitation des sables bitumineux est une catastrophe environnementale. Pour traiter une tonne de sable et liquéfier le pétrole, il faut user huit tonnes d’eau, le tout pour obtenir, dans le meilleur des cas, quelques dizaines de baril de brut qu’il faut ensuite traiter à l’hydrogène pour le transformer en carburant. Les résidus de telles opérations sont hautement toxiques et l’on comprend pourquoi l’exploitation des sables bitumineux fait l’objet de nombreuses controverses cela d’autant plus qu’elle augmente les émissions de gaz à effet de serre (ges) au Canada, l’un des pays qui a signé et ratifié le Protocole de Kyoto. Dès lors, on réalise que la bataille autour de ce texte n’est pas seulement liée à des enjeux industriels (les entreprises ne veulent pas être contraintes en matière d’émission de ges). C’est aussi parce qu’il est un obstacle à l’exploitation intensive des sables bitumineux que le Protocole de Kyoto est combattu par les Etats-Unis.
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19. Les patrons, les riches et les salariés

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Le Quotidien d'Oran, mercredi 21 mai 2008
Akram Belkaïd, Paris



C’est un coup de sang qui a le mérite d’être signalé. La semaine dernière, Horst Köhler, l’actuel président de la république fédérale allemande et ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI), a vertement mis en cause les banques pour leurs responsabilités dans l’actuelle crise financière. Dans un entretien accordé au magazine Stern, il a ainsi qualifié les banquiers « d’alchimistes responsables de la destruction massive d’actifs ». Sa critique a aussi porté sur les marchés financiers globalisés accusés d’être devenus des « monstres » qu’il serait urgent de remettre à leur place. Et c’est en toute logique que Köhler a plaidé pour une plus forte régulation de ces marchés sans oublier la « reconstruction d’une culture bancaire européenne ». En clair, il serait temps que les banquiers européens redeviennent plus sages et cessent de suivre leurs homologues américains sur la voie de l’avidité.

L’un des autres thèmes abordés par Horst Köhler concerne la rémunération des dirigeants d’entreprise qu’il juge « excessive » et « grotesque ». Dans un monde où le PDG d’une société peut gagner en un an l’équivalent de 300 ans de salaire d’un smicard, ce jugement s’inscrit dans une tendance nouvelle qui, jour après jour, appelle à plus d’équité en matière de revenus. D’ailleurs, Köhler n’est pas le seul à déplorer cette situation. Jean-Claude Junker, le premier ministre luxembourgeois qui préside aussi l’Eurogroupe (réunion informelle des pays membres de la zone euro), a fait entendre lui aussi son avis sur les patrons qui touchent gros. Pour celui que l’on pressent comme étant le futur président de l’Union européenne (UE), leurs salaires sont proprement « scandaleux ». Et, de fait, l’UE devrait plancher sur une réglementation destinée à limiter les abus en matière de salaires des dirigeants d’entreprise.

Pour autant, il faut se garder de croire aux contes de fées. Il y a peu de chances pour que la Commission adopte des règles révolutionnaires. Déjà, en 2004, Bruxelles avait émis des recommandations qui n’ont guère eu d’effets sur l’âpreté au gain des patrons européens. De même, il faut savoir que les lobbies patronaux sont bien décidés à contrer tout texte contraignant. Il suffit de lire les commentaires qui ont suivi les propos de Köhler pour en prendre conscience. Du Financial Times au Wall Street Journal, cela n’a été qu’ironie acerbe ou indignation face à des propos jugés d’un autre âge.

Pourtant, on se demande bien pourquoi les patrons européens s’indignent d’être montrés du doigt. Alors que leurs salaires explosent et qu’ils ne se refusent rien en matière de primes et de rémunération indirecte (notamment par le biais des stocks-options), la grande masse des salariés doit se serrer la ceinture. Dans sa dernière livraison consacrée aux riches, Manière de voir (le supplément trimestriel du Monde Diplomatique) cite les chiffres édifiants donnés par le FMI et la Commission européenne : dans les pays du G7, la part des salaires dans le produit intérieur brut a baissé de 5,8% entre 1983 et 2006. De même, au sein de l’Europe, cette part a chuté de 8,6%.

Voilà donc la situation. Alors que la productivité des salariés européens n’a jamais été aussi bonne, leurs salaires sont contenus au nom de la limitation des dépenses et, plus récemment, de la lutte contre l’inflation. Dès lors, on comprend pourquoi les opinions publiques commencent à râler ferme. Selon un sondage réalisé par le Financial Times et l’institut Harris, plus de 75% des habitants des pays développés considèrent que le gap – c'est-à-dire l’écart – entre les riches et les moins fortunés est trop grand. Cela vaut aussi aux Etats-Unis, pays où l’on est traditionnellement moins enclin à s’en prendre aux disparités salariales.

Plus important encore, une très grande majorité des sondés réclament que les plus riches paient plus d’impôts. La manière dont cette exigence va évoluer au cours des prochains mois et années constitue l’une des grandes inconnues. Sera-t-elle récupérée par les partis politiques de gauche ? Va-t-elle être étouffée par les lobbies et les gouvernements de droite au nom de la compétitivité ? Les paris sont ouverts.

18. Dans le Golfe, l’inflation dérape

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Le Quotidien d'Oran, mercredi 14 mai 2008
Akram Belkaïd, Paris



C’est, pourrait-on écrire, la rançon du succès. Alors que les perspectives pour les économies du Golfe paraissent radieuses, de nombreux grains de sable viennent gâcher un peu la fête. Commençons par les bonnes nouvelles. A ce jour, grâce à la flambée des cours du pétrole et à la diversification en cours de leurs économies, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) devraient enregistrer une croissance moyenne de 6% en 2008. En début de semaine, le Fonds monétaire international (FMI) a d’ailleurs confirmé dans un rapport que la région n’est pas affectée par la crise des subprimes qui n’en finit pas d’ébranler le système financier mondial. Nouvelles usines, nouvelles villes, construction d’hôtels et de sites de loisir, installation de grandes écoles occidentales et méga-projets culturels à l’image du Louvre à Abou Dhabi, tout confirme que la région connaît un boom d’envergure.

Une politique monétaire limitée

Voilà pour le tableau d’honneur car, comme c’est souvent le cas, la médaille a un revers nommé inflation. C’est bien connu, quand une économie va bien, elle s’échauffe et les prix augmentent. Dans ces cas, la politique monétaire, qui agit sur les taux d’intérêts, est idéale pour piloter un refroidissement sans casser la croissance. Le problème pour les pays du Golfe est qu’ils n’ont pas les moyens de mener une véritable politique monétaire. D’abord, les Banques centrales de la région ne sont pas indépendantes et restent assujetties aux pouvoirs politiques. Ensuite, il y a le fait que les monnaies du CCG ont un lien fixe avec le dollar américain. Cela signifie que les Banques centrales du Golfe sont obligées d’aligner leurs politiques monétaires avec celle de la Réserve Fédérale. Ainsi, quand cette dernière baisse ses taux – ce qui fait plonger le dollar par rapport à d’autres devises – les institutions monétaires de la région sont obligées de l’imiter. Résultat, les dirham, rial et dinar plongent eux aussi et comme ils sont maintenus à des niveaux artificiellement bas – qui n’ont rien à voir avec la vigueur des économies de la région – cela aggrave l’inflation.

Pour le Fonds monétaire international (FMI), les pays du Golfe doivent apprendre à vivre avec l’inflation, cette dernière étant jugée inhérente à leur essor économique. Admettons. Mais il faut tout de même savoir que la hausse des prix va encore augmenter en moyenne de trois points cette année. Exemple : au Qatar, l’inflation, déjà record en 2007, devrait atteindre 16 à 17%. En Arabie Saoudite, où 70% de l’inflation est importée, la hausse des prix sur un an a atteint 9,6% en mars dernier soit un niveau record depuis les années 1970. Du coup, des voix se sont élevées pour que les monnaies de la région soient au moins réappréciées par rapport au dollar. L’intention est bonne mais cela risque désormais d’être insuffisant comme le démontre l’exemple du Koweït. L’émirat est le seul membre du CCG à avoir « osé » rompre le lien fixe entre sa monnaie et le billet vert. Cela n’a pas empêché l’inflation de pratiquement doubler en 2007 et d’atteindre 9,5% au début de l’année.

Les Emirats prennent le risque de la TVA

Pour Abul-Haleem Al-Muhaissen, directeur de la recherche et des études au sein de la fédération des chambres de commerce du CCG, « la réévaluation des monnaies du Golfe ou l’abandon du lien fixe avec le dollar ne pourra apaiser les tensions inflationnistes que si les pays concernés mettent en place des politiques monétaires réellement restrictives et qu’ils coupent dans les dépenses. » Langage classique d’économiste qui risque toutefois de n’avoir aucun écho notamment en ce qui concerne les dépenses publiques appelées à encore augmenter.

Reste la piste fiscale pour freiner l’inflation. Les Emirats arabes unis (EAU) viennent d’annoncer la création d’ici la fin de l’année d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Un projet qui n’enchante guère les émiratis mais aussi les expatriés qui voient déjà leur cagnotte fondre comme neige au soleil. Certains cols blancs ont déjà plié bagages, attirés par d’autres zones de croissance comme l’Inde, tandis que les cols bleus ont de plus en plus tendance à user de la grève, y compris violente comme ce fut le cas la semaine dernière à Sharjah, pour réclamer des augmentations de salaires… lesquelles n’ont pour seul effet que d’aggraver l’inflation.
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17. Algérie, Russie et diversification économique

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Le Quotidien d'Oran, mercredi 7 mai 2008
Akram Belkaïd, Paris



Quand il s’agit d’évoquer les difficultés que rencontrent les producteurs de pétrole et de gaz naturel pour diversifier leurs économies, il n’est pas rare de trouver l’Algérie et la Russie dans la liste des pays présentés comme victimes du « dutch disease ». Ce « mal hollandais » désigne en effet le cercle vicieux engendré par l’existence de ressources naturelles abondantes, et à prix élevé, ce qui dissuade le « malade » de porter ses efforts et ses investissements vers d’autres secteurs productifs. Les économistes pointent donc régulièrement du doigt l’incapacité russe ou algérienne à réduire leur dépendance vis-à-vis de l’or noir et cette situation est d’autant plus mise en exergue que les deux pays enregistrent actuellement des recettes d’exportation records grâce à la flambée des cours de l’or noir (La Russie dispose de près de 507 milliards de dollars de réserves de change soit 25 mois d’importations contre 100 milliards de dollars et 36 mois d’importations pour l’Algérie).

Cela étant, les deux économies russe et algérienne présentent quelques différences notables. « Malgré les apparences, le tissu économique russe, découlant du modèle d’autosuffisance soviétique, est relativement diversifié », note ainsi une étude récente de la Banque française Natixis qui reconnaît toutefois que la « croissance économique russe reste largement tributaire des exportations de matières premières. » Aujourd’hui, la Russie est le second exportateur de pétrole dans le monde derrière l’Arabie Saoudite et sa part de marché mondiale ne cesse de progresser. Elle était de 5% en 1992, elle est de 10% aujourd’hui (16% pour l’Arabie Saoudite).

Mais contrairement au cas algérien où les hydrocarbures restent le pivot essentiel de la création de richesses (ils représentent plus de 95% des recettes extérieures), les ventes à l’étranger de brut et de gaz russes ne comptent plus que pour 60% du total des exportations. Bien sûr, les métaux (aciers et non ferreux) et mines ont une part de 20% mais l’agroalimentaire, la mécanique et la chimie russes résistent encore assez bien et arrivent à maintenir leurs parts de marché mondiales. Plus important, Moscou mobilise d’importantes ressources pour mener à bien la diversification de son économie avec le lancement récent d’une Banque de développement destinée à financer les projets hors-hydrocarbures. De même, le gouvernement russe vient de décider la création d’une entreprise spécialisée dans les nanotechnologies.

De plus, la croissance économique russe (+8,1% en 2007 soit l’appréciation la plus forte du Produit intérieur brut en sept ans) repose aussi sur des moteurs internes très dynamiques dont la consommation des ménages qui progresse de 12% en moyenne depuis 2004 et dont la bonne tenue est favorisée par la hausse des salaires et la baisse du chômage. L’autre moteur interne de la croissance russe réside dans l’investissement dans les activités d’extraction mais aussi l’immobilier et les services.

En terme de similitudes, Algérie et Russie souffrent du même syndrome de « l’import-import », le boom des importations en Russie ayant même pour effet de rogner l’excédent courant. « La forte accélération des importations stimulées par une demande intérieure dynamique témoigne de la faible capacité de l’industrie manufacturière russe à faire face à la concurrence des produits importés », notent encore les experts de Natixis.

Enfin, il est deux domaines où l’économie algérienne fait mieux que son homologue russe. D’abord, l’inflation est mieux maîtrisée en Algérie qu’en Russie. Ensuite, si les deux pays ont profité de la manne des hydrocarbures pour réduire leur endettement extérieur (34 milliards de dollars pour la Russie, près de 5 milliards de dollars pour l’Algérie), la Russie inquiète tout de même la communauté financière en raison de l’importance de son endettement privé (403 milliards de dollars pour les banques et les entreprises). Certes, il s’agit d’une dette plus ou moins à long terme mais le fait que 80% de ses encours soient libellés en devises étrangères fait peser un risque de défaut non négligeable surtout en cas de retournement de la conjoncture pétrolière. En ce sens, la prudence algérienne en matière d’endettement extérieur du secteur privé est à saluer.

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